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Épisode #1 Spécisme : appelons un chat un chat ! - Valéry Giroux (2/2)

6 décembre 2021
Comme un poisson dans l’eau - #1 Spécisme : appelons un chat un chat ! - Valéry Giroux (2/2)
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Description

Bienvenue dans Comme un poisson dans l'eau, le podcast contre le spécisme ! Si vous ne savez pas ce qu'est le spécisme, c'est parfait vous êtes arrivé.e au bon endroit pour en savoir plus ! Dans ce premier entretien de Comme un poisson dans l'eau, Valéry Giroux nous explique ce qu'est le spécisme. Nous avons également abordé ensemble un certain nombre d'objections à la position antispéciste, distingué entre plusieurs dimensions du spécisme et nous nous sommes demandé s'il est pertinent de comparer l'exploitation des animaux non humains avec l'esclavage.

Transcription

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Victor Duran-Le Peuch : Hello, moi c'est Victor Duran-Le Peuch, et vous écoutez un entretien de Comme un poisson dans l'eau, le podcast contre le spécisme.

Victor Duran-Le Peuch : Dans la deuxième partie de cet entretien avec Valéry Giroux, j'ai voulu pousser plus loin ma compréhension du spécisme, et notamment en lui demandant d'expliquer trois types de distinctions au sein du spécisme dont elle parlait dans son ouvrage. Je me disais qu'apprendre à reconnaître différentes dimensions du spécisme et pouvoir les distinguer allait m'aider à encore mieux comprendre le concept général. Donc, la première distinction que j'ai demandé à Valéry Giroux de m'expliquer est la distinction entre un spécisme radical et un spécisme modéré.

Valéry Giroux : Ce que les auteurs appellent le spécisme radical, c'est le spécisme qui consiste ou bien à nier, comme le philosophe Emmanuel Kant par exemple, que les animaux non humains et leurs intérêts ont quelque valeur que ce soit. Ou encore à considérer que les intérêts même secondaires des êtres humains l'emportent sur les intérêts fondamentaux des animaux. On fait preuve de spécisme modéré, je pense, quand on suppose, comme on le fait couramment à l'heure actuelle, qu'il est légitime de priver des animaux de leur vie pour satisfaire notre plaisir gustatif en s'en servant comme des sources d'aliments. Par contre, le spécisme modéré, par contraste, le spécisme modéré consiste lui à accepter de privilégier, les intérêts des êtres humains à ceux des animaux, mais seulement quand il s'agit d'intérêts comparables. Il serait modérément spéciste, par exemple, de penser qu'il est plus grave de faire souffrir un humain à un degré X que de faire souffrir un animal à un même degré X, même si on reconnaît volontiers que si la souffrance de l'animal était plus élevée que celle de l'être humain, alors la première serait plus grave que la seconde et devrait être soulagée en priorité, disons.

Victor Duran-Le Peuch : D'accord. Donc en fait, pour résumer, un spéciste radical considérera que les intérêts, vitaux et fondamentaux, sont toujours moins importants que les intérêts les plus triviaux comme le plaisir gustatif des humains, en fait, c'est ça ?

Valéry Giroux : Exactement. C'est juste qu'on va considérer qu'il est quand même spéciste de reconnaître que ce n'est pas le cas si on discrimine quand même dans la considération qu'on accorde à des intérêts qui sont, eux, semblables, en fonction de l'appartenance à l'espèce.

Victor Duran-Le Peuch : Donc j'ai l'impression que la différence, c'est par exemple qu'un spéciste modéré va refuser les violences qui sont gratuites, en quelque sorte, et donc non nécessaires, mais s'il faut choisir entre sauver un humain ou sauver un chien d'un immeuble en feu, il va quand même préférer sauver l'humain, donc être spéciste modéré, c'est bien ça ?

Valéry Giroux : Ça serait oui. Quand deux individus ont vraiment des intérêts semblables, si on constate que le chien et l'être humain ont tous deux intérêt à vivre, à rester en vie et donc à être sauvés de la maison en flamme, si on pense qu'on a le devoir de sauver l'être humain en priorité, on pourrait considérer que c'est un effet du spécisme, mais du spécisme modéré.

Victor Duran-Le Peuch : Bon, ok. Élever des visons dans des cages minuscules pour les manteaux chelous des défilés Gucci à la Fashion Week de Paris, spécisme radical. Mais sauver mamie en premier et avant ses six chats si la maison est en feu, bah là, plutôt modéré le spécisme. Mais on s'arrête pas, deuxième distinction.

Victor Duran-Le Peuch : Donc la deuxième distinction que vous tracez, c'est la différence entre spécisme pur et spécisme attributif. Est-ce que vous pouvez nous expliquer cette différence-là ?

Valéry Giroux : Oui, dans mon livre sur l'antispécisme, je présente donc cette autre distinction qu'on retrouve dans la littérature, qui vaut, en fait, on en parle souvent comme la distinction entre le spécisme direct et le spécisme indirect. Pour éviter certaines confusions avec le vocabulaire qui est privilégié dans la littérature sur la discrimination, c'est avec quoi la réflexion sur le spécisme a beaucoup de liens, je préfère appeler ça pour ma part le spécisme pur et le spécisme attributif. Oui, c'est ça. Oui, c'est ça. En tout cas, c'est que le spécisme pur, ce que d'autres appellent le spécisme direct, ça consiste à discriminer les animaux parce qu'ils n'appartiennent pas à l'espèce homo sapiens, ou encore à traiter de manière désavantageuse certains animaux en fonction de leur espèce, à mieux traiter un animal parce qu'il est un chien plutôt qu'un rat, par exemple. Par contraste, le spécisme attributif ou le spécisme indirect consiste à discriminer non pas en fonction de l'espèce en tant que telle, mais en fonction de certaines caractéristiques qu'on estime qui sont typiquement associées à l'espèce. L'exemple typique, c'est de dire que si les êtres humains doivent être privilégiés par rapport aux autres animaux, ce n'est pas réellement parce qu'ils ont un ADN humain, mais parce que les êtres humains sont plus rationnels que les autres animaux, qui sont capables de conscience de soi ou d'agentivité morale, et que c'est en ça qu'ils sont supérieurs et pour ça qu'ils comptent plus moralement. Une des questions que je me pose par rapport au spécisme attributif, c'est de savoir ce qui le distingue d'une forme de capacitisme. On parle de capacitisme pour désigner les préjugés ou la discrimination injuste en fonction des capacités respectives des différents individus ou des groupes d'individus, des capacités physiques ou des capacités mentales. On est nombreux à considérer qu'entretenir la croyance que les êtres humains les moins intelligents ont moins de valeur morale que les êtres humains les plus intelligents est capacitisme. Quand les victimes de notre capacitisme sont non-humaines, est-ce que ça change quelque chose? Est-ce que c'est encore du capacitisme ou si ça devient alors une forme attributive de spécisme? Est-ce que ça peut être les deux en même temps? Je pense que tout ça mérite d'être examiné un peu plus attentivement.

Victor Duran-Le Peuch : Dans son livre, Valéry Giroux donne des exemples qui aident vraiment bien à comprendre cette distinction entre spécisme pur et spécisme attributif. Par exemple, le film Avatar. Les humains colonisent une autre planète et rencontrent un peuple d'une espèce différente, les navis, qui ont des capacités cognitives similaires aux humains et avec qui ils peuvent communiquer dans leur langue. Et les colonisateurs agissent de manière clairement discriminatoire, n'hésitant pas carrément à les tuer s'ils font valoir leurs propres intérêts face à l'intérêt des humains à piller les ressources de leur planète Pandora. Et dans le film, ce qui est en fait du spécisme ressemble beaucoup au racisme des colons dans l'histoire. Et bah c'est pas un hasard, c'est les mêmes mécanismes discriminatoires. Donc là dans l'exemple, ce serait du spécisme pur, mais supposons que les navis aient moins de capacités cognitives que les humains, et que ces derniers utilisent cette raison pour justifier de ne pas considérer également leurs intérêts. Et bah là, on basculerait dans du spécisme attributif, qui serait en fait capacitiste. Et au passage, c'est peut-être pas un hasard non plus si le personnage principal, qui finit par prendre la défense des navis, est en fauteuil roulant. Il connaît la discrimination lui, il sait ce que ça fait de vivre le capacitisme. Bon. Désolé pour les spoilers, pour celleux qui l'auraient pas vu, mais allez voir ou revoir Avatar après cet épisode, je vous assure que vous le verrez sous un autre jour, en sachant désormais ce qu'est le spécisme. Mais alors, qu'est-ce qui fait que chacun de ces deux sous-types de spécismes est injustifié ? Dans le cas du spécisme pur, ce qui explique que c'est une discrimination injustifiée est que l'espèce est un critère purement biologique, qui n'a aucune pertinence pour la prise en compte des intérêts, pas plus que le sexe ou la couleur de la peau. On ne devrait donc pas arguer de l'espèce pour ne pas considérer ou moins considérer les intérêts de certains individus.

Valéry Giroux : Oui, ça saute tellement aux yeux que peu de gens nient que c'est pas un critère valable pour discriminer en effet, et c'est pour ça que la plupart des personnes qui défendent le spécisme vont se rabattre sur des caractéristiques qui sont associées à l'espèce, mais qui ne sont pas l'espèce en tant que telle, les capacités psychologiques celles-là.

Victor Duran-Le Peuch : Et donc, quand on se rabat sur la différence de capacité, par exemple les animaux sont moins intelligents ou moins rationnels que les humains, est-ce que du coup le critère retenu, donc les capacités, est en fait tout aussi arbitraire que l'espèce biologique pour justifier une différence de considération des intérêts ?

Valéry Giroux : Ah oui, en fait la discrimination qui est faite en fonction de certaines capacités cognitives peut être parfaitement justifiée dans plein de cas. Encore une fois, si on repense à l'exemple de l'accès à l'éducation supérieure, et bien avoir des capacités cognitives qui permettent de bénéficier de cette éducation-là, ça semble être un critère pertinent en tout cas, qui permet de justifier la discrimination, le fait de refuser par exemple aux êtres humains qui n'ont pas ces capacités-là, ou à tous les animaux non-humains de bénéficier, de s'inscrire aux... aux bacs en histoire. Mais cela dit, dans ce contexte-là bien précis, donc le critère de l'intelligence, la possession de certaines capacités cognitives a une pertinence. Mais quand on essaie de justifier la hiérarchie morale des individus, donc le statut moral de manière générale, bien là, ces capacités-là, pas plus que les critères strictement biologiques ou physiques, ne semblent avoir de pertinence morale. La preuve en est que dans les affaires humaines en tout cas, les êtres humains qui sont... qui n'ont pas plus... qui n'ont pas des capacités cognitives plus sophistiquées que certains animaux, ont pourtant le statut d'égal sur le plan moral. Ils sont des personnes à part entière et bénéficient des droits les plus fondamentaux. Ils ont donc le même statut de base, si on veut. Après, ils peuvent avoir justement des droits différents des autres. Ils peuvent... il y a certaines choses qui vont leur être refusées, des choses particulières, mais on ne les considèrerait pas comme des inférieurs sur le plan moral pour autant.

Victor Duran-Le Peuch : D'accord. Donc pour résumer, il y a une discrimination en fonction vraiment du critère de l'espèce et une discrimination en fonction du critère des capacités. Et le problème, c'est que par rapport aux animaux non-humains, les deux sont en fait imbriqués le plus souvent et que c'est très difficile de les démêler.

Valéry Giroux : Oui, au point où je pense que quand on essaie de défendre le spécisme, on s'aperçoit que ni l'un ni l'autre des deux raisonnements tient la route, mais on passe justement de l'un à l'autre en essayant désespérément de justifier la discrimination en se disant, bien, les autres animaux, ce n'est quand même pas des humains, même si oui, ils sont intelligents, plus intelligents qu'on l'a longtemps pensé, même s'il y a certains êtres humains qui ont des capacités cognitives comparables, eux, c'est ça, ils ne font quand même pas partie de l'humanité. Et ensuite, quand on fait remarquer que ce n'est pas un critère pertinent, bien oui, mais ils sont généralement moins... ils ne sont pas rationnels, ils ne sont pas capables d’agentivité morale, alors ils ont moins d'importance. On passe constamment, j'ai l'impression, d'une forme de défense à l'autre. Et c'est ce qui me laisse penser que les animaux non-humains sont finalement toujours perdants dans cette espèce de combinaison, d'intersection des mécanismes rhétoriques pour justifier leur discrimination.

Victor Duran-Le Peuch : Et oui, du coup, doublement perdants.

Valéry Giroux : Oui, exact.

Victor Duran-Le Peuch : Donc, la troisième distinction que vous tracez, c'est la différence entre un spécisme absolu et un spécisme relatif. Est-ce que vous pouvez expliquer celle-là?

Valéry Giroux : Oui, le spécisme absolu, ça consiste à prioriser les êtres humains parce qu'on pense que les êtres humains sont en quelque sorte objectivement supérieurs, méritent d'être privilégiés peu importe d'où on se place pour en juger. Les spécistes absolus vont considérer que si les lions, par exemple, étaient capables d'évaluer la valeur morale des individus, ils devraient eux aussi reconnaître que les êtres humains se trouvent au sommet de la hiérarchie morale des êtres. Si des extraterrestres débarquaient sur Terre, ils devraient eux aussi, encore une fois, reconnaître que les membres de l'humanité sont supérieurs d'un point de vue moral. Le spécisme relatif, par contraste, renvoie à l'idée que si on est justifié, d'accorder plus de valeur aux êtres humains qu'aux autres animaux ou si on est justifié de les privilégier, c'est parce qu'on est nous-mêmes des êtres humains et qu'on a une sorte de devoir moral de privilégier les nôtres. Ça rejoint un petit peu l'objection dont on parlait tout à l'heure, l'objection relationnelle. Selon le spécisme relatif, les lions qui seraient dotés de capacités morales auraient, pour leur part, l'obligation de considérer que les lions sont supérieurs aux êtres humains ou en tout cas méritent d'être priorisés. Les martiens auraient le devoir moral de privilégier leur congénère, le martien, par rapport aux êtres humains et aux lions. C'est donc, encore une fois, une forme relationnelle. Ce sont des devoirs spéciaux qu'on aurait envers les membres de notre propre espèce.

Victor Duran-Le Peuch : D'accord. Et est-ce que c'est la même distinction que celle qui revient à... Parce qu'en fait, on discrimine non seulement entre les humains supérieurs au règne animal et le reste des animaux, mais en fait, on discrimine aussi les animaux entre eux. Le fait qu'on en a certains qui sont dans nos foyers, dont on prend soin, les chats et les chiens qu'on adore, qui font partie de la famille, et d'autres qui finissent dans notre assiette et pour lesquels on n'a pas la même considération, très clairement.

Valéry Giroux : Oui, c'est une très bonne question. Je me demande si la discrimination spéciste qui vaut entre les animaux non-humains selon leur espèce ou en tout cas... Je pense qu'on constate généralement que ce n'est pas tant que ça l'espèce qui fait le travail pour... qui fait le travail dans cette forme de discrimination-là. C'est souvent l'utilité que ces animaux-là ont pour nous. Par exemple, un lapin peut servir d'animal de laboratoire pour l'expérimentation scientifique. Ça peut être un animal chassé pour l'alimentation. Ça peut être un animal de compagnie qu'on garde à la maison et qu'on considère quasiment comme un membre de la famille. Donc, le statut des différents animaux ne va pas forcément varier en fonction de leur appartenance à une espèce ou une autre, mais de la relation qu'on a avec eux ou de l'utilité, de l'usage qu'on veut en faire. Alors oui, je pense que ce privilège-là, disons qu'on s'octroie de déterminer quel droit ou de quelle protection vont bénéficier les différents animaux, les animaux de différentes espèces, c'est fondé en fait sur une forme de spécisme sous-jacente qui donne à l'être humain la valeur absolue, le pouvoir donc de porter tous ces jugements-là et ensuite d'attribuer plus ou moins d'importance selon ses préférences.

Victor Duran-Le Peuch : Donc, j'aimerais bien en venir à une autre question qui est un peu controversée dans les positions antispécistes, parce qu'il y a toute une partie du vocabulaire utilisé par les militants antispécistes qui trace une analogie entre la condition des animaux non-humains et celle des esclaves au temps de l'esclavage. Donc, on parle par exemple de libération animale ou d'abolitionnisme pour ceux qui défendent la faim. Donc, vous en avez parlé de tous les types d'exploitation des animaux. Et c'est un mot en fait, qui désignait historiquement la lutte pour l'abolition de l'esclavage. Donc, en fait, cette analogie, elle est assez controversée, bien que très mobilisée, et beaucoup défendent que cela n'a rien à voir ou que comparer les deux situations revient à déshonorer la lutte historique des victimes de l'esclavage pour leur libération. Donc, est-ce que vous Valéry Giroux, vous pensez que cette analogie-là, elle est pertinente ?

Valéry Giroux : D'abord, je pense qu'il est utile de rappeler que ce ne sont pas les animalistes qui ont été les premiers à faire le rapprochement entre l'esclavage et l'exploitation. Les esclaves eux-mêmes ont rapporté avoir été traités comme du bétail vendu dans des encans à côté d'animaux. Les méthodes et instruments de contraintes, comme ils l'ont souligné, étaient très très semblables à ce qui est employé pour contrôler les animaux d'élevage aujourd'hui. Il faut aussi noter que les esclavagistes, pour leur part, ont utilisé le même genre d'argument que ceux qu'utilisent aujourd'hui les personnes qui défendent l'exploitation animale. Ils ont expliqué pourquoi, par exemple, il fallait cacher ce qui se passait sur les plantations en soutenant que les gens non initiés ne comprendraient pas, qu'ils seraient trop sensibles, qu'ils seraient perturbés par la violence pourtant nécessaire, ce qui n'est pas sans rappeler ce qu'on fait aujourd'hui en adoptant des lois ag-gag qui criminalisent les lanceurs d'alerte et les personnes qui s'infiltrent dans les fermes et les abattoirs pour informer le public de ce qui s'y passe.

Victor Duran-Le Peuch : Les lois ag-gag, c'est un terme qui a été popularisé par un journaliste américain, Mark Bittman, en 2011. Et en France, on parle plus souvent de loi bâillon.

Valéry Giroux : Les esclavagistes insistaient aussi pour dire qu'ils aimaient leurs esclaves, comme les éleveurs disent aujourd'hui aimer leurs animaux et avoir tout avantage à en prendre grand soin. Ceux qui défendaient l'esclavage soutenaient par ailleurs que l'économie allait carrément s'écrouler si l'esclavage était aboli. Ils comparaient bien sûr les esclaves aux animaux non humains en opposant les uns et les autres aux hommes blancs civilisés et en affirmant qu'ils souffraient sans doute pas autant qu'eux ou pas de la même manière qu'eux. Je trouve aussi intéressant de rappeler qu'historiquement, il y a plusieurs des grands opposants à l'esclavage humain qui étaient aussi des ardents défenseurs des animaux. Évidemment, même si la façon dont on a traité les esclaves humains et la façon dont on traite actuellement les animaux sont comparables à plein d'égards, il est quand même possible que ce soit mal dans un cas mais acceptable dans l'autre. L'esclavage était odieux, dit-on, parce qu'il considérait à traiter des êtres humains comme des animaux. On peut se demander ce qu'il y a de mal à traiter des animaux comme des animaux. Et là, ce sont les animalistes qui répondent en expliquant pourquoi l'assujettissement des animaux contrevient à leur intérêt à être libre et est injuste lui aussi. Je reconnais bien sûr, même si on reconnaît tout ça, que ça ne signifie pas pour autant qu'il est approprié de tracer un parallèle entre l'esclavage humain, l'esclavage racial en particulier, et l'exploitation animale. Il y a plusieurs critiques et mises en garde qui ont été faites et avec raison. On nous a fait remarquer que la comparaison entre les deux phénomènes laisse entendre que la lutte des Afro-Américains avait été remportée, qu'elle était une chose du passé, alors que les répercussions de la violence de l'esclavage sont pourtant encore bien... bien actuelles sur les personnes racisées. On suggère que le parallèle revient à instrumentaliser l'expérience d'une population toujours vulnérable pour promouvoir une autre cause, la seule dont on se soucierait réellement. Surtout, l'analogie aurait pour effet de gommer les particularités des injustices subies par les victimes de l'esclavage. Puis enfin, comparer l'expérience des esclaves humains et des animaux semble contredire les efforts déployés par les antiracistes pour contrer le processus immensément pervers de l'animalisation des victimes de l'esclavage racial. Ce qui a certainement facilité leur subordination. Ces préoccupations-là me paraissent complètement raisonnables. Mais malgré ça, je pense qu'il est légitime non seulement de comparer l'exploitation animale à l'esclavage humain, mais de considérer que la manière dont on traite aujourd'hui les animaux est carrément, littéralement une forme d'esclavage. Mon raisonnement s'appuie sur l'idée que l'esclavage humain a pris des formes très différentes au cours de l'histoire. On a en tête l'esclavage racial issu des traites négrières transatlantiques. Mais il y a eu de l'esclavage à l'Antiquité, par exemple, où les esclaves pouvaient être des prisonniers de guerre ou des citoyens condamnés pour crimes graves. Une fois qu'on se rappelle ça, je vois moins bien pourquoi reconnaître que les animaux sont eux aussi victimes d'une forme d'esclavage serait forcément perçu comme une contestation du caractère unique de l'esclavage racial ou une minimisation des conséquences sociales et psychologiques de cette institution passée sur plusieurs de nos concitoyens. Il y a certains qui vont ajouter que si les animaux n'étaient plus considérés comme des êtres inférieurs, on retirerait des arguments aux racistes qui ne pourraient plus rabaisser certaines personnes en les comparant à des animaux. Ensuite, il y a des études récentes en psychologie sociale qui nous montrent que les personnes qui sont le moins portées à hiérarchiser les êtres humains et les autres animaux sont aussi celles qui ont le moins tendance à entretenir des préjugés racistes à l'égard de certains groupes humains. Mais surtout, j'oserais avancer qu'on a le devoir, dans la lutte antiraciste, de ne pas suivre ce que la juriste américaine Angela Harris appellait la politique de la respectabilité, c'est-à-dire à tenter de déplacer la frontière de l'abject juste assez pour que, dans le grand groupe des individus vulnérables, les moins vulnérables d'entre eux, en l'occurrence les humains, se retrouvent soudainement du bon côté, laissant seuls de l'autre ceux qui sont les plus vulnérables, c'est-à-dire les animaux non humains. S'il faut lutter contre une forme d'injustice, il ne faut certainement pas le faire en en renforçant une autre. Il faut éviter de refuser de reconnaître que la manière dont les animaux sont aujourd'hui considérés et traités correspond précisément à la définition de ce qu'est un esclave. Ils sont des êtres qui ne s'appartiennent pas, qui appartiennent à des propriétaires ayant sur eux à peu près tous les droits, incluant celui de les mettre à mort. Cela dit, et selon la même logique, les antispécistes ont à l'inverse la responsabilité de mener leur combat d'une manière qui ne fragilise surtout pas la situation des personnes encore vulnérables, dont le statut moral est parfois encore scandaleusement remis en question. Il est donc essentiel de tenir compte des critiques exprimées par les personnes racisées et de parler tout ça d'une manière qui témoigne d'un grand respect de leurs intérêts et de leurs demandes. J'espère juste qu'il y a une manière de le faire et de ne pas avoir à se priver de parler de l'esclavage animal dans la lutte pour la libération des animaux.

Victor Duran-Le Peuch : Et pour clore cet épisode, j'ai demandé à Valéry Giroux de nous lire une partie de la conclusion de son ouvrage sur l'antispécisme.

Valéry Giroux : Notre société est spéciste. Tout le temps et partout autour de nous, les animaux servent de moyens pour nos fins, de trophées, de nourriture, de sujets d'expérimentation, de ressources, de souffres-douleurs, de jouets. Nos gouvernements encouragent la chasse et même l'élevage industriel. Nos médicaments et nos produits ménagers sont testés sur des souris, des singes ou des lapins. Nous servons de la viande et du fromage à nos enfants dans les cantines. Nous nous vêtons de cuir et de laine. Nous tuons, entre amis, des carpes ou des chevreuils pour nous détendre. Nous enfermons dans de minuscules cages des oiseaux portés, après des millions d'années d'évolution, à traverser d'immenses espaces. Nous traitons les animaux d'autres espèces que la nôtre et leurs intérêts de manière désavantageuse, de manière discriminatoire, de manière qui nous semblerait absolument révoltante, si toutes choses étant égales par ailleurs, les individus concernés appartenaient à l'espèce humaine. Et nous le faisons depuis le Néolithique, au moins. De l'anthropocentrisme à l'humanisme, nous avons vécu jusqu'ici et vivons encore sous une hégémonie spéciste qui ignore les implications éthiques de la révolution Darwinienne. Les voix qui s'élèvent contre toutes ces pratiques et qui critiquent le suprémacisme humain ne sont pas encore très nombreuses et sont, en général, accueillies avec amusement ou hostilité. L'antispécisme exige que nous renoncions à certains des privilèges que nous nous sommes injustement arrogés aux dépens des animaux non humains. Un monde délivré du spécisme ne serait sans doute pas encore parfait, mais il serait incontestablement plus juste.

Victor Duran-Le Peuch : Merci Valéry Giroux.

Valéry Giroux : Ben, c'est moi qui te remercie, Victor.

Victor Duran-Le Peuch : Voilà, c'était le premier épisode de Comme un poisson dans l'eau. Si ça vous a plu, surtout abonnez-vous. Et puis, peut-être, parlez-en aux autres poissons autour de vous pour faire connaître ce qu'est le spécisme. Du coup, je vous dis à la semaine prochaine pour un complément lecture de cet épisode. Bisous.

Crédits

Comme un poisson dans l'eau est un podcast créé et animé par Victor Duran-Le Peuch. Charte graphique : Ivan Ocaña Générique : Synthwave Vibe par Meydän Musiques : Kalon par Extenz